Entretien avec Julien Prévieux

Aujourd’hui nous accueillons Julien Prévieux sur La Culbute, qui a accepté de répondre à nos questions, pour mieux comprendre son exposition et son travail.

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Vue de l’exposition Des corps schématiques, Centre Pompidou, Paris, 2015-2016. Photo : Julien Prévieux. Courtesy galerie Jousse Entreprise.

Comment en es-tu arrivé à interroger cette question de la surveillance des individus ? Qu’est ce qui t’intéresse là-dedans ?

Les questions liées à la surveillance des individus sont apparues progressivement dans mon travail et dans la continuité d’un certain nombre d’œuvres que j’ai réalisées précédemment, œuvres qui ont à voir avec les règles sociales, avec la manière dont nos sociétés s’organisent. Cela a commencé avec les Lettres de non-motivation : le protocole d’embauche est très cadré et les candidats sont obligés de jouer des rôles et respecter certaines règles s’ils veulent pouvoir passer les étapes et décrocher un emploi. En refusant tous les emplois possibles, il s’agissait de voir les effets produits par cette perturbation. Je considère le travail artistique comme un révélateur, un projecteur sur des situations qui ont l’air a priori naturelles mais qui sont le fait d’une construction sociale parfois très élaborée. Je vois ensuite comment me réapproprier la chose pour mieux la transformer. Disons que ce processus est un cadre général qui m’amène à travailler avec des situations bien réelles pour mettre en place autant d’expériences.

Ensuite, tout cela a évolué doucement vers une histoire d’évaluation, de mesure et de contrôle. Pour être tout à fait précis, j’ai travaillé récemment avec Emmanuel Didier qui est sociologue et avec qui nous avons travaillé sur un livre et un ensemble de conférences, intitulés Statactivisme. Il m’avait contacté suite aux Lettres de non-motivation, en me disant qu’il voyait dans ce travail un écho direct à des expériences que les sociologues ont pu mener dans les années 60-70, notamment un certain Harold Garfinkel, auteur de Recherches en Ethnométhodologie. Garfinkel avait mis en place avec ses étudiants des expériences de perturbations du quotidien, en provoquant des situations absurdes ou inattendues, par exemple demander à ces étudiants de se comporter de la manière la plus polie possible chez eux, ce qui provoquait des moments de tension dans les familles « Qu’est-ce qui te prend ? Tu m’énerves ! ». Ces protocoles d’expérimentation mettent en lumière nos habitudes et font émerger les règles que nous ne voyons plus et qui régissent pourtant nos activités ordinaires.

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Julien Prévieux, What shall we do next ?, 2014. Photo : Julien Prévieux. Courtesy galerie Jousse Entreprise.

Finalement mes manières de faire rentraient parfaitement en résonance avec ces protocoles d’expérimentation. A ce moment-là Isabelle Bruno et Emmanuel Didier travaillaient sur la police, sur les outils statistiques et le benchmarking. Ces outils ont intégré les services publics depuis une quinzaine d’années. Ils sont censés les optimiser, mais ils ont aussi des effets pervers très puissants. Isabelle et Emmanuel m’ont demandé si j’avais envie de proposer quelque chose dans ce contexte. Le plus évident pour moi était de travailler avec les outils visuels qui les accompagnent dans une volonté première d’essayer de les comprendre. C’est de là que l’atelier de dessin avec les policiers est né. C’est un atelier de dessin comme on pourrait en voir dans des écoles ou centres d’art, à cette différence près que les participants sont des policiers. Je souhaitais qu’on puisse, par le biais du dessin, à la fois essayer de comprendre ces outils de visualisation des crimes et des délits, les déconstruire, puis les rediriger. C’est un principe similaire aux Lettres de non-motivation, j’essaie de voir comment un contexte social fonctionne et en même temps ce qu’on peut en faire pour l’emmener doucement vers d’autres champs. Pour les dessins des policiers cela produit une série de dessins ou de tableaux abstraits, et dans le cas des Lettres une correspondance tragi-comique.

Pour résumer, disons que mon intérêt pour ces outils de surveillance se place dans la continuité de mon travail autour des règles sociales. Et il se trouve qu’en ce moment, ces règles sociales sont en partie reconfigurées par ces outils de contrôle et de surveillance.

Transformer, détourner ces outils, de façon décalée et/ou esthétique, est-ce un moyen d’en annuler les effets ? Un échappatoire ? Une dénonciation ?

Je pense que le sens même de ces œuvres évolue en fonction de la façon dont elles sont présentées, l’endroit, mais également ce qui en est montré. Si je reprends l’exemple de l’atelier de dessin avec les policiers : il est à la fois présent dans le livre Statactivisme et dans le cadre des conférences qu’on a pu mener. Si on considère cette occurrence comme l’œuvre, elle est clairement un outil critique, et moins une présence artistique ou esthétique. Ce sont dans ces cas-là plutôt le processus de travail et ses conséquences qui sont mis en avant. Au Centre Pompidou, je voulais prendre en compte le contexte muséal. Il se trouve que les formes produites par ces outils de visualisation ont des échos formels avec certaines œuvres d’art, des échos parfois même très forts. Ces outils de contrôle, on peut donc aussi en annuler toute la dimension « optimisation » et ne se servir uniquement de leurs qualités formelles et esthétiques.

Donc pour revenir à la critique je pense qu’elle change. Elle est peut-être en deux temps : d’abord une critique sociale en considérant la situation avec les policiers ou lorsque l’atelier est présenté dans le cadre de conférences. Au Centre Pompidou on fait un pas de côté, dans une réflexion qui vise à voir comment utiliser ces outils autrement, notamment comme de purs outils de fabrication de formes, qui peuvent tenir en soi. Les dessins faits par les policiers deviennent des œuvres d’art abstrait. Il y a aussi cette ironie qui vise à faire de chaque policier un artiste à un moment donné, cela fait totalement partie de l’atelier. Il ne s’agit pas de se moquer de leur manque de compétences en dessin, bien au contraire, il s’agit de leur apprendre des techniques et de faire en sorte que les policiers deviennent très bons à l’aérographe et réalisent de très beaux dessins. Ce qui est le cas me semble-t-il.

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Julien Prévieux, Atelier de dessin – B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011-2015. Photo : Julien Prévieux. Courtesy galerie Jousse Entreprise.

Et justement, le fait d’avoir en perspective d’exposer au Centre Pompidou, est-ce que ça a changé ta façon de travailler, d’envisager les œuvres que tu as produites pour l’exposition ?

Oui, j’ai pu montrer cet atelier de dessin avec les policiers de différentes manières. Les dessins montrés au Centre Pompidou ont été réalisés spécifiquement pour l’exposition, mais j’avais déjà travaillé sur ce projet en 2011, et les dessins étaient accompagnés d’explications pour les compléter, puisqu’ils sont très abstraits et très muets. J’avais aussi écrit un texte qui racontait dans les grandes lignes les discussions que nous avions eues à propos de ces outils pendant l’atelier.

Ici au centre Pompidou, il me semblait plus intéressant d’accentuer les correspondances formelles avec ce qu’on peut voir dans les collections du musée. Pour revenir à ta question précédente, il y aurait ici la possibilité d’un échappatoire par rapport à ce que ces outils font.

Donc effectivement le fait d’être invité à exposer au Centre Pompidou, ça a alimenté ta façon de concevoir ton travail. Je pense là aux sculptures, ou au détournement des images de Google, qui sont des œuvres plastiquement très fortes…

En effet, les dessins de Google trouvent, comme les dessins des policiers, une valeur particulière dans ce musée. Ils deviennent les voisins des œuvres de Picasso et de Matisse… J’ai joué aussi des correspondances formelles possibles. Par exemple, si l’on a vu une œuvre d’un constructiviste quelques salles plus tôt, on ne peut qu’être interpellé par la sculpture Pickpocket. Il y a un effet de perturbation, qui tient au lieu, le Centre Pompidou et sa collection. Quelqu’un m’a fait remarquer que l’exposition est très formelle, et qu’il n’était pas habitué à voir ça de moi. Je trouve que c’est justement là qu’un aspect aussi formel prend son intérêt, dans cet espace, dans ce lieu et qu’une dimension critique de la forme peut être déployée.

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Vue de l’exposition Des corps schématiques, Centre Pompidou, Paris, 2015-2016. Photo : Julien Prévieux. Courtesy galerie Jousse Entreprise.

Ensuite, pour la construction de l’exposition en elle-même, j’ai dû m’adapter à l’espace 315. C’est un grand hall rectangulaire, assez long, sans lumière du jour, et qui force l’entrée et la sortie par la même porte. On est obligé de faire un aller-retour, et je devais le prendre en compte pour la construction de l’exposition. C’est pour cela aussi que les œuvres sont volontairement très muettes au début de l’exposition. Et puis le film au fond de la salle vient donner certaines clés et indiquer quoi penser pour le retour, comme un grand cartel animé. Disons qu’on a d’abord un paysage géométrique abstrait, et puis en retraversant l’exposition l’idée que ces formes sont des émanations d’une histoire particulière, qui est présentée dans le film.

C’est vrai que ça fonctionne bien. Enfin moi c’est vraiment comme ça que j’ai perçu en visitant l’exposition, d’avoir ce film au fond qui finalement nous fait regarder différemment ce qu’on a vu…

Oui et d’ailleurs, j’ai souvent vu les visiteurs aller tout de suite au film. Et repartir ensuite en prenant leur temps au retour. Ils sont attirés par le film, qui a une véritable présence sonore et physique, il est projeté sur une cimaise construite pour l’occasion. L’image devient objet, une image sculpturale.

Quel est l’engagement derrière ton travail ? Simple constat ou critique ? Et quel peut-être, selon toi, le pouvoir de l’art et des artistes pour dénoncer des situations ou du moins en parler ?

Ce qui m’intéresse c’est la capacité de l’art à mettre en lumière ces choses qui nous entourent mais qui sont en périphérie du regard, des choses qui peuvent alors devenir des objets de pensée. Par exemple, pour la vidéo What shall we do next?, dans laquelle on voit défiler sous la forme d’un film d’animation une collection de gestes qui ont été déposés. Il y a là quelque chose de fou qui se joue : derrière ces mouvements de doigts et de mains se trouve un propriétaire. C’est la première étape, l’extraction de cette bizarrerie qui est autour de nous mais qu’on voit mal. Il s’agit de pointer du doigt « Tiens, regardez, il y a ça qui existe, et c’est étrange, non ? ».

Il y a ensuite une seconde étape, une étape de transformation, qui consiste à rendre cette chose extraite volontairement plus compliquée. Pour les gestes déposés, j’en ai fait un répertoire rejoué par des danseurs, pour construire autre chose avec eux, quelque chose de l’ordre d’une chorégraphie de gestes techniques. Dans le cas des gestes brevetés, c’est une démonstration inquiète et chorégraphiée qui montre nos comportements à venir. Il y a effectivement une action critique, avec l’idée qu’on peut faire autre chose avec que ce pour quoi cet objet particulier a été pensé à l’origine. On peut le désactiver, le transformer. On peut en modifier le sens pour lui faire dire autre chose. Le procédé ne consiste pas à faire tenir un discours politique à une image qui n’en avait pas à l’origine, comme pouvaient le faire les situationnistes avec des bandes dessinées ou des publicités mais c’est essayer d’appuyer sur un objet ou une image, l’emmener vers d’autres champs, et donc lui donner d’autres effets.

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Julien Prévieux, Atelier de dessin – B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011-2015. Photo : Julien Prévieux. Courtesy galerie Jousse Entreprise.

Avec les outils qu’ils utilisent, les policiers sont eux-mêmes pris dans ce processus d’amélioration, d’optimisation, de comparaison et de contrôle. Avec les ateliers que nous menons, les outils sont à un moment donné complètement « désactivés », mis de côté. On travaille à ces formes, on essaie d’améliorer les techniques de dessins ensemble, mais ils ne sont plus dans l’efficacité. Il y a là une tentative de chercher des portes de sorties, qui passe par la réalisation de formes. En fait je ne crois pas vraiment à une opposition entre situation et forme. Au contraire, les policiers avaient envie de participer à l’atelier parce qu’il y avait ces dessins, ce n’était pas juste une réflexion autour des outils mais aussi fabriquer ensemble quelque chose. Je dirais que la possibilité critique se situe aussi à cet endroit.

Une dernière question, est-ce que tu aurais des recommandations de films ou de lectures autour de ces problématiques ?

Oui, il y a le livre de Grégoire Chamayou, Théorie du drone. C’est avec lui que j’ai coécrit le film Patterns of Life présenté dans l’exposition du Centre Pompidou. Il est philosophe mais c’est aussi l’éditeur des Lettres de non-motivation, je le connais donc depuis un petit moment maintenant ! On a beaucoup discuté des de la mise en diagramme des corps, de ces histoires de contrôle. Il a également écrit un article qui s’appelle Brève histoire des corps schématiques sur le sujet. Je recommande également le film d’Omer Fast sur les drones, 5,000 Feet is the Best, qui est présenté en ce moment au Jeu de Paume. Quoi d’autre ? Dans les trucs bizarres, il y a le Pathfinder Magazine, le magazine de l’agence de renseignement américaine, la National Geospatial-Intelligence Agency. C’est totalement flippant.

Entretien par Skype le 21 décembre 2015
Un grand merci à Julien !

 

3 commentaires

  1. […] administratives, politiques et sociales (CERAPS), Emmanuel Didier, chargé de recherche au CNRS, et Julien Prévieux, que vous devriez commencer à connaître. Isabelle Bruno et Emmanuel Didier avaient déjà publié […]

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